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14-11-2008

Logiques croisées : SNCF modes d'emploi Convertir en PDF Version imprimable

Ecrit par Jean Michel Couvreur, Philosophe, le 02-09-2008

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Publié dans : Contributions,


Comme pas mal de gens, je vis dans un temps que j?essaie de comprendre avec mes petits capteurs. Et parfois une intelligibilité du tout vient à nous par la teneur symbolique de quelques détails. Des trous de lumière dans une toile opaque. Un exemple vécu m?a fait cet effet très récemment.

Je vais de Paris à Marseille en train, un jour de semaine de ce mois d?août. Par Internet, je trouve une place en 1ère classe (c?était moins cher qu?en seconde !) à 61 euros environ et fais le voyage dans un wagon pratiquement vide. Au retour, en ce même mois d?août, je réussis à obtenir sans trop de choix un billet de 2ème classe à 78 euros et des poussières et je voyage en surréservation sur un strapontin. J?appelle cela un révélateur d?époque. Des similitudes apparaissent dans les deux cas : même distance, même trajet. Mais ces ressemblances ne conduiront nullement à la conclusion d?un prix identique. Non, de tels critères, qui ne sont pourtant pas aberrants et qui auraient l?avantage de déterminer une situation stable, n?ont pas ou plus de pouvoir sur le réel. Savoir que pour aller à Marseille et en revenir, c?est tant, de façon fixe et fiable, fait partie d?une conception périmée.

 

En effet, au lieu de cela, on a un sol tarifaire flottant qui laisse l?esprit dans le désarroi de la désorientation. On n?appelle jamais autant que dans les gares et les trains à la sainte sécurité, tout en laissant le voyageur en pleine insécurité financière. Comment justifier qu?on paie plus cher le même trajet en seconde classe sur un strapontin qu?en première classe dans un wagon particulier ? L?impression de vivre dans un monde aux repères continuellement brouillés contribue sournoisement à un climat d?inquiétude, avec, paranoïa oblige, le sentiment résultant de s?être fait avoir. A cela s?ajoute le précaire statut du surréservataire, qui se fait continuellement chasser du siège qu?il occupe en attendant que la chance lui sourie. Situation psychologiquement peu agréable et confortable car assimilable à une usurpation, une fraude. Alors qu?on a payé son titre de transport au prix normal, celui-ci se trouve frappé d?une valeur effective moindre qui fait qu?on se sent très vite entrer dans la peau d?un vagabond du rail !

Et c?est là qu?on va nous expliquer, avec un sourire de bienveillante condescendance, que notre manière de voir les choses n?est plus la bonne, que les mentalités ont changé (lesquelles ? Celles des gens ou celles de ceux qui conditionnent les gens ?) et qu?on doit se faire un devoir de suivre la modernisation. Alors si on veut bien se donner la peine de comprendre, effaçons les traces de mauvais esprit et entrons dans la pédagogie du système. Pour finalement s?apercevoir que toute cette complexité est régie à la base par des lois très simples. Au fond, derrière la confusion, l?incohérence, le désordre apparent qui ferait croire à une loterie, agit en toute maîtrise une logique cachée, un ordre d?airain qui obéit à des règles implacables. Une fois qu?on a saisi cela, les aberrations soulignées plus haut s?éclairent solairement. Surtout quand on se rappelle que l?ancêtre du système, plusieurs fois remanié depuis, fut baptisé « Socrate », en 1993, je crois. De quoi faire réoccire le grand maïeuticien d?une nouvelle overdose de ciguë?

L?énigme du TGV aux deux vitesses tarifaires se résout aisément quand on saisit que l?esprit qui ourdit les prix n?est autre que l?esprit de marché. Une vieille connaissance. Dès lors, prendre des billets de train est une action de moins en moins régulée par cette autre forme d?esprit qu?est l?esprit de service public d?une société nationale. Le « côté privé » gagne de plus en plus et finit par faire système dans nos moindres habitudes d?agir et de penser. Totalitarisme sournois, invisible comme la main d?Adam Smith, difficile à désigner nommément car c?est un mouvement de conscience qui n?utilise pas la violence physique mais la persuasion affective par l?intérêt. Il parle la langue du besoin, du désir individuel, comment le reconnaître ? Seuls les puissants stratèges du marketing connaissent ses moindres plis et, dans l?ombre des rapports, des projets, élaborent la technicité savante de la soumission.

Application : désormais, le coût du voyage doit dépendre du ballotage de la demande et de l?offre, déterminé en fonction du train emprunté, selon le taux de remplissage de celui-ci, à la date d?achat du billet. C?est ainsi que deux voyageurs côte à côte paieront des prix différents, selon une incohérence parfaitement rationalisée.
Or derrière cela, derrière cette désorientation de l?individu ordinaire, toujours placé en orbite affolée d?une technosphère dont le centre reste soigneusement intouchable, il y a une certaine conception de l?homme qui, au-delà d?une réflexion purement ludique et locale, oblige à un redoublement éthique. Car ce dispositif instable nécessite de passer du temps devant l?ordinateur, contraint à se précipiter au plus tôt sur le plus avantageux calcul des conditions de voyage. Or tout ceci n?est possible que parce que les uns et les autres sont mis en situation de concurrence. Car si j?ai une bonne place pas chère, c?est forcément au détriment de quelqu?un qui en obtiendra une moins bonne et plus chère ! Voilà la philosophie des rapports humains sous-tendue par un tel programme : non l?égalité mais la rivalité, non l?effacement de soi devant l?autre mais le « Ote-toi de là que je m?y mette ! » Et que le meilleur, le plus rapide, le plus malin, le plus fort gagne ! Et cela marche d?autant mieux qu?il s?agit d?une guerre abstraite menée anonymement, qui me permet de piétiner mon semblable en toute impunité, que dis-je, avec la bénédiction du système.

On ne peut s?empêcher d?observer qu?en définitive ce déploiement d?inventivité, de ressources cérébrales, toute cette guerre de velours de chacun contre chacun ingénieusement fomentée, tout cela est mis au service de la seule vie économique, du produire-consommer, dans une vision de l?homme par l?homme réduite à celle d?un animal à besoins et à déplacements. Est-ce l?intelligence qui manque à ceux qui façonnent le réel en masse ou bien l?imagination ?

 


Dernière mise à jour : 02-09-2008

   
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