quifaitlafrance.com Increase size Decrease size Reset size
Accueil arrow Contributions arrow L’érosion de la colère
14-11-2008

L’érosion de la colère Convertir en PDF Version imprimable

Ecrit par Jean Michel Couvreur, Philosophe, le 28-07-2008

Pages vues : 802

Publié dans : Contributions,


totalitarisme_laine1.jpgCe qui se passe insensiblement, ce à quoi on assiste dans nos sociétés fatiguées, c?est à un recul de la fureur. La fureur est un concept intéressant pour désigner la réaction qui se manifeste quand on a de bonnes raisons de croire que des conditions pourraient être changées et qu?elles ne le sont pas, comme le précise Hannah Arendt dans Crises of the Republic. On n?entre jamais en fureur devant une catastrophe naturelle, c?est plutôt l?affliction, le désespoir qui se répandent. Face à ce qu?on ne peut modifier, des tonalités affectives diverses apparaissent mais jamais la fureur. Celle-ci ne naît « que lorsque notre sens de la justice est bafoué ».
 
Car là est le mal. Le mal ne consiste pas dans un excès mais dans un déséquilibre. Le mal n?est pas de voir tel dirigeant d?entreprise gagner un salaire mirobolant, après tout le goût de la richesse peut être contestable mais n?est pas en soi gênant, n?est pas en soi un mal. La tension douloureuse apparaît dans la corrélation qu?on peut établir entre ce gain extrême et l?extrême démunition de ceux qui se battent pour survivre. Là commence l?intolérable. Or il existe quelque chose de plus insupportable que tout, c?est la mauvaise foi dénégatrice de ceux qui contestent l?existence d?un rapport entre possédants et aliénés. Interpréter comme une fatalité naturelle une situation dont les ressorts sont exclusivement humains et donc modifiables par définition a quelque chose de fondamentalement inadmissible, propre à soulever des tempêtes sociales. Former le lien entre ceux qui, dans l?organisation du travail, bénéficient des fonctions les plus prestigieuses ou qui peuvent se dispenser d?une activité laborieuse et ceux qui n?ont pas d?autre choix que de devoir fournir sans relâche leur énergie et leur corps pour subsister. Quand on parle de mérite, critère à priori pertinent puisqu?il repose sur l?effort et la compétence, c?est-à-dire sur la volonté et la nature, on oublie souvent que beaucoup ayant entretenu leurs dispositions par un réel exercice ont dès le départ eu le seul mérite d?être bien nés; il y a là un critère tacite que l?on omet car il est politiquement incorrect et irritant. D?autre part, la faiblesse du mérite, c?est de s?appuyer sur des éléments considérés comme évidents (la persévérance, le talent) et inhérents à ce que, de manière nébuleuse, on nomme le caractère, le tempérament. Or ces données ne font l?objet d?aucune analyse, d?aucune inspection de l?esprit : comment devient-on déterminé ? Qu?est-ce qui préside à la constitution de la volonté chez un être ? D?où vient le talent ? Est-ce naturel ? Est-ce à dire génétique ? Voilà que, dès qu?on pousse un peu la réflexion, on se sent encombré de questions non posées qui auraient bien fait de l?être mais il est ô combien plus confortable de se rassurer avec des réponses toutes faites !

Il y a eu 1995. Il y a eu 2003. Il y a eu 2006. Il y a eu 2008. Seulement, au fil des soulèvements de conscience devant des mesures présentées comme nécessaires mais vécues comme illégitimes (allongement de la durée de cotisations des retraites, suppressions de postes dans l?Education Nationale, CPE, alignement des régimes spéciaux, attaque en règle de l?essence même de service public, statut et traitement des étrangers en France?), il y a eu aussi un patient et puissant retournement, minutieusement orchestré par les grands communicants de la sophistique moderne. Suffisance des pédagogues de l?ordre économique, condescendance de ceux qui ont le pouvoir de naissance envers ceux qui vivent la souffrance par héritage. Tout cela passe par des habitus, des manières d?être, un certain ton policé, l?arrogance courtoise de gens aisés qui échafaudent la réalité sans vivre dedans, qui se frottent les mains d?avoir effectué des calculs brillants dont le coût humain est le seul bien souvent à n?avoir pas été chiffré, qui constitue le point aveugle de cette rationalisation du réel.

De ce tournant, profond parce qu?il touche les ressorts de l?âme collective, témoigne le discours désinhibé prononcé par le président Sarkozy au conseil national de l?UMP le 5 juillet dernier, dans lequel il se réjouissait de cette France « en train de changer », signalant que désormais, fait révélateur, « quand il y a une grève en France, plus personne ne s?en aperçoit ». Et les ténors du parti majoritaire de surenchérir, François Fillon dénonçant la «confusion idéologique» de la gauche et Patrick Devedjian parlant pour sa part de «cimetière des idées mortes». Il y a quelque chose de proprement terrifiant, le vocable n?est pas exagéré, dans la portée symbolique de tels propos. Car si ce qu?incarnent les idées de gauche n?est plus que sépulture, alors se lève à l?horizon le soleil menaçant de la pensée unique. C?est Big Broyeur qui lentement triomphe du cerveau collectif et de ses représentations. L?ouverture du monde à une vision plurielle, alternative, cède le pas à une progressive domestication de la faculté de refus en l?homme. Voilà qui est grave car c?est l?essence de ce qui fait notre humanité qui est l?objet d?un pilonnage continu, à savoir notre libre-arbitre, notre pouvoir de dire non même à l?irrésistible, à l?image de la grande résistance cartésienne, du doute face aux plus puissantes évidences. A cela correspond une véritable crise, programmée, du langage : les mots qui, naguère, avaient un sens assez clair et distinct, ont subi une vaporisation acharnée qui a perturbé pour longtemps, semble-t-il, leur orientation dans l?espace sémantique habituel. Liberté, égalité, solidarité, Etat de droit, démocratie, privilège, progrès, otage, tous ces termes ne veulent plus dire ce qu?ils voulaient dire et cette désorientation est présentée comme une victoire contre l?immobilisme et les préjugés, cette régression passe pour une révolution. On atteint le comble de la manipulation intellectuelle et du mensonge quand on fait croire que le progrès de la Raison est une vieillerie et qu?il faut lui substituer de nouvelles valeurs plus adaptées au monde tel qu?il va. On a arraché de sacrées racines pour mettre au point de nouvelles pousses qui ressemblent de près à de mauvaises herbes! Après les OGM, les Citoyens Conceptuellement Modifiés estiment désormais que, démographiquement, il est inévitable de cotiser plus longtemps si on veut prolonger notre système de retraite et de bon sens de diminuer le nombre de postes dans l?Education Nationale. Autrement dit, tout cela relève plutôt du bon calcul. De même, s?appuyant sur le malheureux tronçon de phrase de Michel Rocard, brandi comme un proverbe, en vertu duquel « on ne peut accueillir toute la misère du monde », on ne trouve pas choquant d?expulser des êtres humains manu militari, étant donné qu?ils sont en « situation irrégulière ».
 
Dans tous les cas, ce qui prévaut, c?est une logique calculante, pragmatique, à l?image d?un peuple marchand et propriétaire, idéal politique de M. Sarkozy pour notre pays, une logique qui ne cherche jamais à aller plus loin, à penser, à s?élever, bref à dépasser ce qu?en langage philosophique on appelle le niveau de l?opinion. On veut en rester à ce seul niveau, en y ajoutant, pour faire sérieux et savant, des ingrédients de complexité technique. En effet, c?est là que s?opposent deux types d?intellectuels : l?intellectuel quantitatif et l?intellectuel qualitatif. Le premier est un expert, un technicien, un manieur de chiffres et de raisonnements statistiques, qui a pour lui une certaine vogue un peu craintive et respectueuse car il fait des rapports, il s?y connaît dans son domaine, il parle avec science et compétence. Comme il a un pouvoir sur le réel, à travers ses diagnostics, estimations et propositions, il est un peu la figure réactualisée de l?haruspice, de l?augure, du sophos. Le second ne s?y connaît à vrai dire en rien, sauf peut-être en humanité, en réflexion, en exigence morale. Son discours est à longue portée, c?est-à-dire qu?il vaut aussi bien pour l?homme d?hier que pour celui d?aujourd?hui ou de demain. Il sait seulement que l?injustice est inacceptable, que le travail n?est pas forcément la liberté et qu?il n?y a pas d?étrangers sur cette terre, sauf à considérer, en parodiant Lévi-Strauss, que l?étranger, c?est celui qui traite l?autre d?étranger? Malheureusement, cet intellectuel-là est de peu de pouvoir ; on ne lui laisse qu?une place pittoresque dans les médias et comme il n?a pas voix au chapitre des décisions collectives, il sert tout au plus de mouche du coche. Ainsi Barthes (relisons les revigorantes Mythologies !), Bourdieu et Badiou, pour ne nommer que ces trois « B ». Mais aussi Castoriadis, Rancière?

Malheureusement, plus la France se lève tôt, moins elle a le temps de penser, et notamment de penser à son sort, de penser que son quotidien et son avenir pourraient bien n?être pas ce que certains veulent en faire. Aussi, quand notre président dit que le problème de la France, c?est qu?on ne travaille pas assez, est-ce parce que « le monde ne nous attend pas », comme le clame sa rhétorique d?accélérateur ou est-ce parce que le travail est une excellente police de la pensée, comme déjà le soupçonnait Nietzsche ? Et l?on peut préférer à cette logique de la bougeotte triomphante et du zèle affairé la réponse du regretté Albert Cossery, expert en paresse et en style de vie, à qui l?on demandait pourquoi il écrivait : « Pour que quelqu?un qui vient de me lire n?aille pas travailler le lendemain ».

Dernière mise à jour : 28-07-2008

   
Citer cet article ...
Favoris
Imprimer
Envoyer à un ami
Articles associés
Save this to del.icio.us

Commentaires utilisateurs  Fil RSS des commentaires
 

Evaluation utilisateurs

 


Ajouter votre commentaire

Aucun commentaire posté



mXcomment 1.0.3 © 2007-2008 - visualclinic.fr
License Creative Commons - Some rights reserved
 
< Précédent   Suivant >