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03-06-2009

Le principe d'indignation suffisante Convertir en PDF Version imprimable Suggérer par mail

Ecrit par Jean Michel Couvreur, Philosophe, le 24-02-2009

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Publié dans : Contributions,


"Est-ce que tu es préparé ? Que fais-tu contre le foisonnement ?" (Michaux)

 

sarkocamisole.jpgA côté de la part stérile de la crise, qui fabrique une psychologie de la conservation et une sorte de grande peur, il y a une belle occasion pour l?homme d?inventer l?homme. Le mot crise est d?ailleurs un leurre car le réel souffre de longue maladie, nous vivons sans nous en rendre bien compte en état critique permanent et ce qui se produit aujourd?hui n?est que la phase tsunamique d?un processus qui contient la logique de ses propres excès.

Or s?il y a bien une chose à laquelle invite l?emballement actuel, c?est à un arrêt complet des moteurs le temps d?une pause réflexive minimale. Ce qu?il y a à saisir en effet, ce n?est pas, sur le dos de l?accident général, une opportunité de se frotter les mains, à l?instar d?un supplément de quotidien qui titrait tout récemment :« La crise est là, comment en profiter ? »(1); c?est bien davantage, pour la pensée, une sommation à revenir aux sources. Ce qui ne veut pas dire du tout que l?heure de penser nous éloignerait du réel, contrairement à ce qu?une opinion paresseuse, entretenue par les pourfendeurs de tout scepticisme, aimerait faire croire. C?est bien parce que la pensée est toujours au c?ur du réel, qu?elle l?incline selon des directions déterminées et que les forces antagonistes qui ressurgissent ici ou là, en Guadeloupe ou en Grèce par exemple, mais ce pourrait être ailleurs dans l?histoire ou sur la planète, ne sont rien d?autre que de sporadiques épisodes d?une guerre des pensées depuis longtemps amorcée. Mais la pensée qui fait l?histoire est si souvent inconsciente d?elle-même, elle emprunte si négligemment aux banques des pulsions humaines que ce qu?elle ne supporte à vrai dire pas, c?est son redoublement, sa mise en miroir ironique ou critique. Tout pas de côté, tout exercice de conscience incommode et non soumise est une atteinte directe à l?unilatéralité d?une mise au pas du monde. Si bien que, là où la situation exige objectivement une reconsidération globale du système, un ralentissement des machines à mouvements, on assiste à un absurde et suicidaire traitement de la vitesse par l?accélération.

Le problème de la chose collective est d?autant plus tendu qu?il s?empêtre à la fois dans l?impossibilité de recourir à la science et dans la nécessité d?une prise en charge du monde menée dans l?inespoir le plus total que les actions d?aujourd?hui soient reconduites demain.

D?une part en effet, on voit combien se vérifie, dès le mythe de Prométhée rapporté par Platon dans son Protagoras , le constat que l?homme ne reçut pas des dieux « l?art d?administrer les cités », combien son manque de science est flagrant en politique, combien le tâtonnement expérimental est son lot à jamais. En même temps, cela nous pousse à admettre qu?en ce domaine la réalité tout du moins n?est pas une pierre soumise à des lois qui la commanderaient d?en haut et du dehors. L?indétermination humaine, que rend possible la possession d?une conscience capable d?appréhender toute situation, ne saurait souffrir aucun ordre d?imposition immuable d?origine humaine. Or un des vices de l?idéologie du démantèlement qui règne aujourd?hui est de présenter le monde en cours comme constitué dans son élan définitif. Nulle version de rechange n?est plus autorisée, à moins d?essuyer les sarcasmes de ceux qui disent qu?on ne fait pas de politique avec de belles idées ou d?être soupçonnée d?hermétisme totalitaire pour ainsi vite être classée au nombre des dangereuses entreprises déchues du siècle précédent. On préfère alors ce pragmatisme poujadiste que vantent tant d?hommes politiques, au nom d?une prétendue proximité avec le réel. Confondant sophisme car la pensée qui se réclame de l?immédiat pour agir, en chassant toute idéalité, est encore une pensée, celle qui a pour but exclusif de ne surtout pas faire bouger des lignes qui l?avantagent. Mais il y a mieux ou pire : par rapport au dogme ambiant, tout désaccord est interprété en termes de mauvaise compréhension. Si vous n?êtes pas pour le capitalisme, c?est parce que vous n?avez rien compris au capitalisme ; alors on va vous expliquer, on va pédagogiser le débat ! Dans ce schéma à fort potentiel totalitaire, il faut le souligner, toute contestation principielle est d?emblée frappée d?irrecevabilité, comme une forme d?hérétisme inconvenant. Or est-il impossible de dire que si on ne veut pas du capitalisme, ce n?est pas parce qu?on l?a mal entendu mais simplement parce qu?on ne veut pas de la forme de monde que ce régime implique et installe ?

Seulement, en face d?un réel qu?on ne peut plus digérer, il n?y a pas rien mais les offres qui se présentent souffrent d?avoir peu ou pas été testées, elles souffrent d?un déficit d?expérimentation à grande échelle. Il y a ainsi comme un poids de supériorité ininterrogée de ce qui ne marche pas mais qui appartient à l?habitude, sur ce qui pourrait marcher mais qui n?a pas encore été mis en place. Mieux vaut bricoler dans du réel qu?on connaît déjà, quitte à reconduire une mauvaise formule, plutôt que de tenter d?en appliquer une autre, après un effort de conception et d?imagination. Or s?il y a une vertu des crises, c?est de nous faire comprendre qu?on ne règle pas les problèmes avec des solutions vieilles repeintes aux couleurs d?une pseudo-modernité, c?est-à-dire avec des préjugés redécorés. Dans de telles conditions, c?est au niveau des paradigmes que l?effort de pensée collective est à mener avec une rare assiduité puisqu?il en va de la solidarité profonde des générations. Nous ne sommes pas responsables que de nous, nous sommes aussi responsables de notre récit dans le temps. Au présent, notre responsabilité commande (et ce commandement n?a rien de plus que rationnel mais il est entièrement rationnel, d?ordre pratico-moral, s?inspirant du principe de réciprocité selon lequel il importe avant tout de ne pas infliger à autrui ce que l?on ne souhaiterait pas se voir infliger par lui) de prendre à tout niveau les rennes du monde tel qu?il est pour le mener non où son galop actuel le mène aveuglément mais là où il serait souhaitable qu?il aille selon une prédéfinition objective de son horizon et dans un souci constant d?ascèse de l? « indivhideux », c?est-à-dire de l?ego resquilleur, klaxonneur, exploiteur, lâche, médisant, délateur, altérophobe et anticitoyen que nous connaissons bien. Cette composante-là du peuple n?est pas celle qui doit mener la démocratie du monde. Car celle-ci ne consiste pas à ausculter la partie ventrale, pulsionnelle, la plus triste de nous-mêmes dans la vie à plusieurs, mais à se mettre à la portée de ce que peut tout citoyen quand il se met vraiment à réfléchir au bien commun et aux valeurs de toute culture, avec la générosité minimale que doit tout humain vis-à-vis de son autre (étranger, sans-abri, sans-papiers, ouvrier, chômeur, femme, Noir, jeune-de-banlieue...).
 
Cela dit, cette responsabilité n?a rien à attendre du fourmillant avenir. Consolider le temps pour ceux qui viennent ne préjuge en aucune façon du style de monde qu?en boomerang nous réservent les générations futures. Et ceci est heureux : nous n?avons pas à nous interposer entre les contenus du monde d?aujourd?hui et ceux du monde de demain, nous ne sommes tout au plus que des légateurs de formes. Mais voilà : si nous devons limiter notre tâche à conduire ceux qu?Hannah Arendt appelle « les nouveaux »(2) au seuil de leurs possibilités propres, cela ne peut se faire qu?en ne discréditant pas ce que nous transmettons, à savoir les instruments par lesquels le monde se donne à la connaissance : le langage, l?art, la poésie, la littérature, la science? Or le discours du démantèlement insinue tout en s?en défendant que les valeurs de la culture ne sont plus tout aussi prioritaires ou qu?elles ne le sont que si elles ont l?aval du verdict marchand, en vertu d?une maxime selon laquelle ce qui vaut c?est ce qui se vend. Les vieilles choses de la culture passent pour élitistes, surannées, en voie de péremption, il y a des goûts et des valeurs plus urgentes à contenter, il importe de considérer que le culturel doit désormais distraire et amuser et non plus transformer et réveiller.

Mais l?aspect le plus difficile à contrer dans cette idéologie du démantèlement, c?est sa percée redoutable à l?intérieur de ce qui constitue notre chair intellectuelle : le langage. De même qu?à force de vivre dans l?eau on finit par devenir poisson, de même à force de matraquer à frappes répétées tout un ensemble de significations qu?un lexique de la résistance nous avait légué, on finit par croire tout naturellement que certains termes sont les vestiges d?un temps révolu, désormais inadaptés à la réalité ambiante qui pavoise aujourd?hui. Ainsi le mot « corporatisme », à connotation si péjorative, synonyme d?obscurantisme politique et marque infâmante de certaines minorités (cheminots) crispées sur leurs privilèges, désignées à la réprobation publique comme symbole de citoyenneté récalcitrante, refusant le nécessaire sacrifice, au nom de l?équité, d?un alignement sur tous ceux qui consentent courageusement à renoncer à leurs avantages? Et de stigmatiser à l?envi une attitude réfractaire au mouvement même du progrès, de la « modernisation ». C?est ici que le travail de fracture du sens est très pernicieux et indicatif d?un changement d?ère. Il suffit de rappeler que l?acception première de ce terme est associée à l?idée de contrepoids effectif aux excès produits par la concurrence économique et la violence débridée de l?exploitation. Le corporatisme a ainsi une fonction évidente de cohésion. Mais une telle méthode de régulation ne fait pas le jeu de ceux qui tirent profit en sous-main de la concurrence non faussée (grands employeurs, actionnaires), lesquels s?ingénient alors à inventer un contre-vocabulaire pour mieux détourner l?index de la honte sur ceux qui n?ont pour se défendre que la grève et la manifestation. Il est insensé de voir que le corporatisme, qui affirme la supériorité de l?esprit de concorde et des intérêts communs sur l?infantilisme des pulsions et la déliaison sociale, qui voit en l?autre non l?ennemi mais le partenaire, soit dénoncé comme régressif quand c?est justement le symbole d?un authentique progrès de l?intelligence morale. Comprendre que chaque partie défavorisée de la société a des droits humains et économiques à revendiquer, à faire prévaloir et à maintenir au nom de l?égalité de toutes les couches de la communauté, là est l?orientation d?une politique légitime et responsable. Revenir dessus, c?est véritablement régresser, n?en déplaise à toute la rouerie des rhétoriques contraires. Or tout en protégeant les favoris du capitalisme, l?Etat-argent, pour lequel l?intérêt général se confond avec l?intérêt tout court de l?arrogante minorité qui s?est emparée démocratiquement du pouvoir, se fait un devoir d?expliquer à une majorité paupérisée combien ceux qui ont appris à se défendre avec des méthodes dont tous devraient tirer profit sont les épouvantails de la nation. L?usage du passionnel au détriment du rationnel est alors très prisé dans les déclarations officielles pour dénoncer tantôt la prise d?otage d?honnêtes usagers des transports qui se rendent au travail, tantôt les violences intolérables commises en banlieue ou en Guadeloupe, à deux doigts d?être décrétée département-voyou.

Le recours au fameux « bon sens » est un autre trait marquant de l?idéologie régnante pour simuler une proximité d?avec le peuple et justifier les mesures les plus scélérates. Après avoir orchestré le schéma de la catastrophe migratoire, où nos contrées se verraient envahies par les mendiants de tous pays, on crée, au nom du bon sens (on ne peut recevoir toute la misère du monde) tout un Lego légal pour pénaliser la naissance malchanceuse et culpabiliser les victimes du capitalisme international en les chassant de chez nous (mais y a-t-il encore un « chez-nous » reconnaissable en temps d?infâmie ?) et en s?en débarrassant comme de déchets humains. Si l?on relie cela à l?impunité de toute une criminalité économique, on a sous les yeux une des formes flagrantes du Mal. Pendant que l?on crie haro sur le Malien, on innocente le profiteur ! Le comble de l?injustice n?est-il pas, comme l?avait vu Platon (3) en son temps, de commettre les plus vils méfaits en se ménageant la respectabilité la plus grande, en ayant les lois avec soi, tandis que (et il faut insister sur ce lien de contraste) l?homme droit mais misérable se voit traité comme le plus scélérat des hommes, traqué, matraqué, parqué, expulsé ? A vrai dire, s?il y a bien quelque chose de pourri en République de France (et d?ailleurs?), cela concerne la ressemblance assez frappante de ce qui s?y passe avec la fiction décrite il y a un siècle par Samuel Butler dans Erewhon , le pays où les maladies sont des violations de la loi impitoyablement punies, tandis que les malversations et l?immoralité font l?objet de soins médicaux et d?attentions toutes particulières. Bref, nous commençons résolument d?apprendre à marcher sur la tête, grâce à nos professeurs de gouvernement qui ont l?art de multiplier, presque chaque jour, les mesures les plus loufoques, les décisions les plus rétrogrades qu?une communication rondement menée fait passer pour les plus inventives et progressistes ; il faut se souvenir que la bêtise aussi comporte ses boîtes à idées et que sa créativité n?est jamais en reste? Alors très bien, criminalisons les mineurs, emprisonnons les fous, traitons les sans-papiers comme des délinquants, donnons des primes de dédommagement aux traders, inventons l?outrage à la Marseillaise, envoyons les forces de l?ordre en Guadeloupe, interdisons de fumer sur les quais de gare mais laissons les automobiles fumer dans nos rues les cigares de leurs pots d?échappement, créons des tickets-psy pour permettre aux travailleurs de continuer de subir la souffrance tout en l?accompagnant d?un médecin de l?âme, et, eurêka, travaillons le dimanche et surtout, surtout, remoralisons le capitalisme !

Devant l?idéologie du démantèlement qui dévitalise le réel et la culture, le principe d?indignation suffisante pose que pour chaque initiative aberrante, chaque réforme contestable, il y a un cri de la raison à pousser par tous moyens, qui fait comprendre pourquoi c?est décidément autre chose qui doit se produire. Il ne s?agit pas d?une indignation émotionnelle mais d?une indignation de la pensée réfléchie, consternée par les irrationalités galopantes qui transforment le monde en chantier de dévastation. Comment, à considérer la tournure imprimée par les puissances de l?ineptie radicale, ne pas s?écrier, comme le Zarathoustra de Nietzsche : « Tout a rapetissé ! » ?

(1) Le Figaro patrimoine du 13 février 2009
(2) « La Crise de l?éducation », in La Crise de la culture
(3)

Dernière mise à jour : 24-02-2009

   
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