Ecrit par Jean Michel Couvreur, Philosophe, le 28-04-2008
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Publié dans : Contributions,
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A suivre au jour le jour ce qui alimente le climat électoral, on voit bien ce que c?est, la fatigue qui s?empare du pays, de son âme générale. Un premier ministre affirmait, il y a quelques semaines, que « la France n?était pas un pays fatigué ». « Il n?est pas », cela veut dire qu?il l?est ! Ce percutant déni ne révèle-t-il pas au contraire, à l?insu de son auteur, le mal dont nous souffrons le plus, ne trahit-il pas la peur de ce qui est pourtant une flagrante et galopante réalité ? Insupportable image, pour des dirigeants, que celle d?une nation aux bras baissés, d?une nation qui se lasse : comment ? Où sont passés les bras laborieux ? Où, l?énergie réparatrice qui fait un grand pays entrepreneur ?...
Tandis qu?un lyrisme de commis-voyageur tente de mobiliser un corps social qui ne croit plus en soi autour de valeurs réduites à un idéal économique, un autre discours, plus récent, d?un ex-ministre des gyrophares devenu candidat omniprésent d?une présidentielle annoncée sinon matraquée, parle d?une « France exaspérée ». Exaspérée par les « émeutes », par la « racaille », etc. Pour l?un, notre pays ne saurait être fatigué, il faut donc l?exhorter au devoir-être du ressaisissement ; pour l?autre, notre pays est excédé par la voyouterie des banlieues qui vient perturber le quotidien honnête des bons citoyens-payeurs de titres de transports? Évidemment, plus d?un se rallieront à l?un ou l?autre de ces langages, vive la pluralité des opinions, chacun a le droit d?exprimer ses idées, ok, ok? Sauf qu?au passage, il serait intéressant de réfléchir, simplement réfléchir à cette sorte de citoyenneté restreinte qui prolonge la citoyenneté bourgeoise du « bon père de famille » par celle du « bon usager » d?un moyen de transport? A quand un colloque national sur la citoyenneté, notion si confuse et dont on a intérêt à entretenir la confusion ? Surtout qu?entre citoyenneté et identité nationale, la frontière devient de plus en plus brouillée mais passons? Les mots ne veulent pas dire ce qu?ils laissent entendre, affirme-t-on, alors laissons-nous aller aux saveurs de la monosémie officielle?
Mais revenons au centre, à la question de la fatigue : soit la France a l?air de se poser des questions, de douter, de ne plus tellement croire dans la langue politique ambiante et cela lui donne les traits d?un visage qui a mal dormi et quelqu?un en haut lieu monte au créneau pour s?exclamer : « Non, c?est pas vrai, la France dort très bien, elle n?est pas fatiguée, elle va d?ailleurs se remettre au travail dès demain, je vous le garantis ! Allez, debout, la France, et hop, on enfourche le canasson de la compétitivité, et plus vite que ça ! » Soit la France n?en peut plus d?autre chose, elle est au bord de l?implosion à cause de petits chenapans noirs et arabes qui ne savent rien de l?histoire des cathédrales ni de Rivarol et qui veulent tout casser, chez nous, gare du Nord, qui veulent mordre les chiens de nos policiers, lancer en l?air des baskets volées et piller nos canettes de Coca dans nos distributeurs automatiques et cela juste le lendemain du départ de notre futur Président de son ministère tant aimé, rien que pour le provoquer, vous vous rendez compte ? Quatre mois de prison avec sursis pour une basket volée lancée en l?air sur les forces de l?ordre, c?est la moindre des choses, non ? Ça sert d?exemple dans un pays où il faut que police et justice soient faites. Et qu?on ne vienne pas nous farcir les oreilles avec ces scabreuses allégations de gauchistes qui prétendent que Nicolas (je l?appelle Nicolas parce que j?ai l?impression qu?on est très proches quand il me parle) aurait bénéficié en 1997 d'une ristourne de 300 000 euros, lors de l'achat de son appartement de Neuilly, revendu en 2006 avec une plus value de 122%. Vous vous imaginez, la méchanceté des gens ? Du reste, il a démenti, ce qui a suffi à faire taire toute rumeur. Heureusement, il y a une justice en France !
Ah ! Et si la France était réellement fatiguée, oui et pas de la fatigue qu?on croit, pas de l?exaspération qu?on sous-entend ? Et si on commençait par admettre que la France souffre, qu?elle cherche à se connaître et à se reconnaître à travers un langage qu?elle a du mal à élaborer et dont la plupart de ses hommes politiques et médiatiques ne saisissent que les ombres, les simulacres, les caricatures qui les arrangent ? Il y a beaucoup d?émotions négatives qui circulent, beaucoup de haine qui cherche sa cible, beaucoup de pulsion de mort libérant son énergie au hasard et l?on peut se demander ce qu?il en serait de nous?mêmes si nous étions non dans la relative retenue d?un temps de paix mais dans un temps de guerre ouverte, déclarée, procurant la liberté des actes en plus de celle, « décomplexée », des discours? Et si cette lassitude, ce sentiment de crise intérieure se doublait d?une exaspération de se voir sans cesse récupéré par de fausses paroles qui ne divulguent que schématismes et solutions sans horizon ? Et si on en avait marre, si on était fatigué de, fatigué d?entendre chaque jour un sondage qui contredit le précédent, fatigué de voir s?éreinter sur nos écrans de télévision aussi bien que d?ordinateurs des candidats-robots, façonnés par le marketing politique et les stratégies communicationnelles, fatigués de savoir d?avance car nous le savons bien, que les promesses ne seront pas tenues, que la déception suivra la liesse de quelques-uns et que derrière l?apparent renouveau qu?on prétend promouvoir, se cache le spectre affreux d?un éternel retour, l?ennui de la répétition de l?identique. « Au fond de l?Inconnu pour trouver du nouveau », s?exclamait prophétiquement Baudelaire. Or voilà, nous sommes au fond du Connu et nous trouvons de l?ancien. Et n?en déplaise aux esprits qui se repaissent de déjà-vu, l?ancien et ses valeurs de repli ne font souffler qu?un vent de désolation, un vent d?ulcère.
Alors on nous dira, avec un petit sourire en coin, le petit sourire supérieur de ceux qui savent : « Quel angélisme ! Encore un qu?est pas dans la réalité ! Toujours bons qu?à critiquer sans rien proposer ! ». J?imagine déjà la teneur des réactions de lecteurs sur les forums de l?Internitude, tout ce lâcher d?amertumes sous couvert du pseudonymat, fort instructives à parcourir car révélatrices de l?état d?âme profond de pas mal de nos concitoyens au bord de la crise de nerfs. Là encore, toutes les opinions sont dans la culture et tous les goûts dans la nature, d?accord. Mais ce n?est pas un homme politique qui s?exprime ici et son rôle n?est donc pas de proposer quoi que ce soit. En revanche, le rôle de l?homme politique est de tenter d?entendre, de capter avec une ouïe extra-fine ce qui se dit dans le peuple au-delà de ce qui est à récupérer pour collecter des voix à l?emporte-pièce. Le travail de l?homme politique est d?abord un travail d?analyse des mécontentements profonds, un travail sur l?état des représentations collectives. Celui qui s?exprime dans ces lignes est un humain parmi d?autres, un élément du peuple politique qui ne se sent pas absolument représenté quand il considère le format réduit de ce que deviennent ses aspirations d?avenir une fois passées dans la broyeuse des partis et la machinerie électorale. Beaucoup de discours reposent sur un déficit d?analyse sérieuse. Et ce n?est pas le torrent des commentaires politicailleurs qui prétendra combler ce manque. On souffre d?une dispersion de l?intelligence autour de petits combats de basse-cour, de supputations probabilistes en faveur de tel candidat aujourd?hui par rapport à hier et demain et l?on se dit : quelles inventions ingénieuses l?esprit de l?homme est capable de produire pour se détourner de réfléchir vraiment et d?imaginer ! C?est que la paresse intellectuelle, elle aussi, est intelligente : quand elle répugne à penser, parce que cela coûte, elle s?invente des substituts qui donnent le change et font croire que le brillant c?est du pensant. Mais que veut-on dire, nous reprochera-t-on ?
Eh bien que, la plupart du temps, nous vivons au niveau de ce que Spinoza appelait le « premier genre de connaissance » : nous ne connaissons du monde qu?une suite de vagues, d?événements qui ne cessent d?arriver et dont nous subissons continuellement l?assaut, nous ne vivons que des effets que nous enregistrons dans un état tantôt d?hébétude, tantôt d?indignation, en tout cas dans une forme de somnambulisme de l?entendement et d?exacerbation émotionnelle. Nous manquons cruellement de vision globale, d?intelligibilité du réel, en même temps que nous subissons un harcèlement d?images, de jugements courts et affectifs, qui ne se donnent pas le temps de se reprendre que déjà arrive la prochaine rafale médiatique. Notre époque a besoin de concepts pour pouvoir respirer, parler de la réalité en des termes plus réfléchis, plus paisibles, moins enclins aux dérives passionnelles, aux emportements, aux certitudes assénées avec une virulence d?autant plus hargneuse qu?elle est rationnellement dépourvue de fondement. Dès lors, au lieu de se noyer égarés dans la confusion des vaines disputes et tout l?embrouillamini du sens dans lequel barbotent joyeusement les canards les plus renards, accéder à l?univers des causes et des fins, ne serait-ce pas d?un coup, un peu de mer calme ?
Jean-Michel Couvreur
Philosophe
Dernière mise à jour : 28-04-2008
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